"De la musique avant toutes choses"
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"De la musique avant toutes choses"
Pour initier cette rubrique qui n’a pas inspiré jusque là, je choisis d’évoquer un monument du baroquisme poétique (esthétique et non mouvement,… pour rester en liaison avec le débat qui anime en ce moment le forum), un extrait de La Prisonnière (1923) de Proust.
Le narrateur (l’auteur lui-même) est dans le lit d’Albertine. C’est le matin. Il entend les cris des vendeurs ambulants qui passent dans la rue. Ces divers marchands bien pittoresques crient et leurs voix se mêlent dans des inflexions harmonieuses qui évoquent dans l’esprit de l’auteur, le chant grégorien, les chants liturgiques médiévaux… Proust lie ici la pensée et le concept avec une remarquable simplicité dans la précision :
Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait peut-être puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai de bonne heure, et encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors des thèmes populaires finement écrits depuis la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'ère matinale, en une "Ouverture pour un jour de fête". L'ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui passent, nous en montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s'étaient hier au soir abaissés sur toutes les possibilités de bonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies d'un navire qui appareille et va filer traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires. Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de Rouen appelée des Libraires, parce que contre lui ceux-ci exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais ambulants,passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la déclamation - à peine colorée par des variations insensibles - de Boris Godounov et de Pelléas; mais d’autre part il rappelait la psalmodie d’un prêtre au cours d’offices dont ces scènes de la rue ne sont que la contrepartie bon enfant, foraine, pourtant à demi liturgique. Jamais je n’y avais pris tant de plaisir depuis qu’Albertine habitait avec moi ; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil et en m’intéressant à la vie du dehors me faisaient mieux sentir l’apaisante vertu d’une chère présence, aussi constante que je le souhaitais. Certaines des nourritures criées dans la rue et que personnellement je détestais, ètaient fort au goût d’Albertine, si bien que Françoise en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié d’ être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce quartier si tranquille (où les fruits n’étaient plus un motif de tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi) m’arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs déclamés par ces gens du peuple, comme ils le seraient dans la musique, si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine altérée par l’inflexion d’une note qui se penche sur une autre, musique de la foule qui est plutôt un langage qu’une musique. C’était « Ah ! le bigorneau, deux sous le bigorneau », qui faisait se précipiter vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages qui, s’il n’y avait pas eu Albertine m’eussent répugné, non moins d’ailleurs que les escargots que j’entendais vendre à la même heure. Ici c’était bien encore à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement. Car après avoir presque « parlé » ; « les escargots, ils sont frais, ils sont beaux », c’était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck, musicalement transposés par Debussy, que le marchand d’escargots dans un de ces douloureux finales par où l’auteur de Pelléas s’apparente à Rameau ("Si je dois être vaincue, est-ce à toi d’être mon vainqueur ? ») ajoutait avec une chantante mélancolie : « On les vend six à la douzaine … » Il m’a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux, comme le secret qui fait que tout le monde a l’air triste dans le vieux palais où Mélisande n’a pas réussi à apporter la joie, et profond comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer, dans des mots très simples, toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes sur lesquelles s’élève avec une douceur grandissante la voix du vieux roi d’Allemonde ou de Golaud, pour dire ; « On ne sait pas ce qu’il y a ici, cela peut paraître étrange, il n’y a peut-être pas d’évènements inutiles », ou bien : « Il ne faut pas s’effrayer, c’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde », étaient celles qui servaient au marchand d’escargots pour reprendre, en une cantilène indéfinie : « On les vend six sous la douzaine… » Mais cette lamentation métaphysique n’avait pas le temps d’expirer au bord de l’infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois il ne s’agissait pas de mangeaille, les paroles du libretto étaient : « Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles ».
Certes la fantaisie, l’esprit de chaque marchand ou marchande, introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces musiques que j’entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant un silence au milieu d’un mot, surtout quand il était répèté deux fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa petite voiture conduite par une ânesse qu’il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d’habits, portant un fouet, psalmodiait : « Habits, marchand d’ habits, ha…bits » avec la même pause entre les deux dernières syllabes d’habits que s’il eût entonné en plain-chant : « Per omnia saecula, saeculo … rum » ou : « Requiescat in pa…ce » bien qu’il ne dût pas croire à l’éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient à s’entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande de quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la division grégorienne :
A la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti…chauts.
Bien qu’elle fut vraisemblablement ignorante de l’antiphonaire et des sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois celles du trivium.
Tirant d’un flûtiau, d’une cornemuse, des airs de son pays méridional dont la lumière s’accordait bien avec les beaux jours, un homme en blouse, tenant à la main un nerf de bœuf, et coiffé d’un béret basque, s’arrêtait devant les maisons. C’était le chevrier avec deux chiens et devant lui son troupeau de chèvres, comme il venait de loin il passait assez tard dans notre quartier ; et les femmes accouraient avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leur petit. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur, se mêlait déjà la cloche du repasseur, lequel criait : « Couteaux, ciseaux, rasoirs. » Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car dépourvu d’instrument il se contentait d’appeler : « Avez-vous des scies à repasser, v’là le repasseur », tandis que plus gai le rétameur après avoir énuméré les chaudrons, les casserolles, tout ce qu’il rétamait, entonnait le refrain :
« Tam, tam, tam
C’est moi qui rétame
Même le macadam
C’est moi qui mets des fonds partout,
Qui bouche tous les trous,
Trou, trou, trou » ;
Et de petits Italiens portant de grandes boîtes de fer peintes en rouge où les numéros - perdants et gagnants- étaient marqués, et jouant d’une crécelle, proposaient : « Amusez-vous Mesdames, v’là le plaisir ».
Le baroque en musique est avant tout le chant …
Le narrateur (l’auteur lui-même) est dans le lit d’Albertine. C’est le matin. Il entend les cris des vendeurs ambulants qui passent dans la rue. Ces divers marchands bien pittoresques crient et leurs voix se mêlent dans des inflexions harmonieuses qui évoquent dans l’esprit de l’auteur, le chant grégorien, les chants liturgiques médiévaux… Proust lie ici la pensée et le concept avec une remarquable simplicité dans la précision :
Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait peut-être puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai de bonne heure, et encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors des thèmes populaires finement écrits depuis la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'ère matinale, en une "Ouverture pour un jour de fête". L'ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui passent, nous en montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s'étaient hier au soir abaissés sur toutes les possibilités de bonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies d'un navire qui appareille et va filer traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires. Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de Rouen appelée des Libraires, parce que contre lui ceux-ci exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais ambulants,passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la déclamation - à peine colorée par des variations insensibles - de Boris Godounov et de Pelléas; mais d’autre part il rappelait la psalmodie d’un prêtre au cours d’offices dont ces scènes de la rue ne sont que la contrepartie bon enfant, foraine, pourtant à demi liturgique. Jamais je n’y avais pris tant de plaisir depuis qu’Albertine habitait avec moi ; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil et en m’intéressant à la vie du dehors me faisaient mieux sentir l’apaisante vertu d’une chère présence, aussi constante que je le souhaitais. Certaines des nourritures criées dans la rue et que personnellement je détestais, ètaient fort au goût d’Albertine, si bien que Françoise en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié d’ être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce quartier si tranquille (où les fruits n’étaient plus un motif de tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi) m’arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs déclamés par ces gens du peuple, comme ils le seraient dans la musique, si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine altérée par l’inflexion d’une note qui se penche sur une autre, musique de la foule qui est plutôt un langage qu’une musique. C’était « Ah ! le bigorneau, deux sous le bigorneau », qui faisait se précipiter vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages qui, s’il n’y avait pas eu Albertine m’eussent répugné, non moins d’ailleurs que les escargots que j’entendais vendre à la même heure. Ici c’était bien encore à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement. Car après avoir presque « parlé » ; « les escargots, ils sont frais, ils sont beaux », c’était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck, musicalement transposés par Debussy, que le marchand d’escargots dans un de ces douloureux finales par où l’auteur de Pelléas s’apparente à Rameau ("Si je dois être vaincue, est-ce à toi d’être mon vainqueur ? ») ajoutait avec une chantante mélancolie : « On les vend six à la douzaine … » Il m’a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux, comme le secret qui fait que tout le monde a l’air triste dans le vieux palais où Mélisande n’a pas réussi à apporter la joie, et profond comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer, dans des mots très simples, toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes sur lesquelles s’élève avec une douceur grandissante la voix du vieux roi d’Allemonde ou de Golaud, pour dire ; « On ne sait pas ce qu’il y a ici, cela peut paraître étrange, il n’y a peut-être pas d’évènements inutiles », ou bien : « Il ne faut pas s’effrayer, c’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde », étaient celles qui servaient au marchand d’escargots pour reprendre, en une cantilène indéfinie : « On les vend six sous la douzaine… » Mais cette lamentation métaphysique n’avait pas le temps d’expirer au bord de l’infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois il ne s’agissait pas de mangeaille, les paroles du libretto étaient : « Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles ».
Certes la fantaisie, l’esprit de chaque marchand ou marchande, introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces musiques que j’entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant un silence au milieu d’un mot, surtout quand il était répèté deux fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa petite voiture conduite par une ânesse qu’il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d’habits, portant un fouet, psalmodiait : « Habits, marchand d’ habits, ha…bits » avec la même pause entre les deux dernières syllabes d’habits que s’il eût entonné en plain-chant : « Per omnia saecula, saeculo … rum » ou : « Requiescat in pa…ce » bien qu’il ne dût pas croire à l’éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient à s’entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande de quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la division grégorienne :
A la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti…chauts.
Bien qu’elle fut vraisemblablement ignorante de l’antiphonaire et des sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois celles du trivium.
Tirant d’un flûtiau, d’une cornemuse, des airs de son pays méridional dont la lumière s’accordait bien avec les beaux jours, un homme en blouse, tenant à la main un nerf de bœuf, et coiffé d’un béret basque, s’arrêtait devant les maisons. C’était le chevrier avec deux chiens et devant lui son troupeau de chèvres, comme il venait de loin il passait assez tard dans notre quartier ; et les femmes accouraient avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leur petit. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur, se mêlait déjà la cloche du repasseur, lequel criait : « Couteaux, ciseaux, rasoirs. » Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car dépourvu d’instrument il se contentait d’appeler : « Avez-vous des scies à repasser, v’là le repasseur », tandis que plus gai le rétameur après avoir énuméré les chaudrons, les casserolles, tout ce qu’il rétamait, entonnait le refrain :
« Tam, tam, tam
C’est moi qui rétame
Même le macadam
C’est moi qui mets des fonds partout,
Qui bouche tous les trous,
Trou, trou, trou » ;
Et de petits Italiens portant de grandes boîtes de fer peintes en rouge où les numéros - perdants et gagnants- étaient marqués, et jouant d’une crécelle, proposaient : « Amusez-vous Mesdames, v’là le plaisir ».
Le baroque en musique est avant tout le chant …
Nicole- Membre Vénérable de l'Opale
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Date d'inscription : 06/04/2008
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