Le râleur
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Le râleur
Le râleur
La profession qu’il avait créée disparut avec lui. Tout le monde ne l’avait connu que sous ce nom : »Le râleur ». Comme il existe des écrivains publics, il était devenu râleur public.
Pourtant rien ne l’y prédestinait. Enfant, il avait été effacé, timide, renfermé au point que peu de gens connaissaient le son de sa voix. L’école lui fut un calvaire.
« Ne participe pas », « Ne s’implique pas », « Doit prendre de l’assurance », ces formules portées sur ses bulletins scolaires le crucifiaient chaque fois davantage et affirmaient chaque fois davantage la bonne conscience professionnelle des institueurs, puis des pro-fesseurs qui pensaient accomplir leur travail de la meilleure façon : c’était à l’enfant de réagir, de s’adapter.
Lui ne disait mot. Ses parents s’étaient adaptés à son silence qu’il savait, avec eux, rendre si expressif.
A l’école, dans la rue, les autres devinrent agressifs avec lui. C’était si facile avec quelqu’un qui ne répondait jamais, et si tentant avec quelqu’un qui ne ressemblait à personne. Il subissait, apparemment indifférent.
Un jour cependant, sa vie bascula.
Comme il vivait seul, il lisait beaucoup, se cultivait, visitait des musées, des expositions. Ce jour-là, il était entré un peu au hasard dans une galerie, attiré par un tableau exposé en vitrine. Un peintre inconnu mais fascinant, capable en deux dimensions et quelques touches de peinture d’ouvrir des mondes. Le temps n’existait plus face à ces tableaux. Notre héros s’y plongea, s’y perdit et s’y trouva, enfin révélé à lui-même : un monde, un univers sans paroles, comme le sien.
Peu à peu cependant, sa concentration s’estompait, son émotion s’émoussait, comme dérangée, parasitée.
Des voix, oui, c’était cela, des éclats de voix lui parvenaient de l’autre bout de la galerie. Il s’en rapprocha et comprit rapidement ce qui se passait. Un visiteur s’en prenait au directeur de la galerie, et au peintre.
« Comment est-il possible d’exposer des croûtes pareilles ? Aussi insipides ! Du barbouillage pour les enfants, aucune technique, du barbouillage, voilà ce que vous montrez au public. Une insulte au bon goût et à la culture ! Quant à vous, apprenez votre métier.
La voix, la stature et l’assurance du visiteur étaient telles que le directeur de la galerie avait du mal à répliquer. L’artiste, lui, n’essayait même pas, résigné, baissant la tête.
Qu’on puisse s’en prendre à une peinture qui exprimait aussi intimement son monde secret, tu jusque-là…notre héros fut immédiatement révolté. Qu’on ose critiquer un artiste qui, par ses œuvres, le délivrait de sa solitude !
Et il dit tout cela, il parla, il parla avec force, avec conviction, de la peinture, de lui, du peintre, avec ampleur car rapidement sa voix s’affirmait et ses mots, si longtemps retenus, reflétaient une vérité indiscutable. Il demanda comment on pouvait à ce point méconnaître les enfants qu’on leur associât la notion de barbouillage. C’étaient les spécialistes et la technique qui tuaient l’enfance, qui détruisaient la vie. Ce qu’il n’avait jamais osé dire pour lui-même, il l’exprimait pour défendre ce peintre méconnu.
Le visiteur battit en retraite. Le directeur de la galerie remercia un peu froidement l’inconnu d’avoir su se montrer si efficace là où lui-même n’était arrivé qu’à bredouiller. Quant au peintre, il restait muet mais ses yeux traduisaient toute sa gratitude, non parce qu’il venait d’être tiré d’une situation désagréable, mais parce que quelqu’un comprenait enfin ses toiles aussi bien sinon mieux que lui.
Paroles inutiles : les deux regards s’entendaient. Ils devinrent amis, se racontèrent leurs vies. Le peintre proposa : »Puisque tu ne peux parler pour toi, fais-le pour les autres. Défends-les comme tu l’as si bien réussi pour moi. »
Notre héros accepta. Il pourrait ainsi défendre ceux qui ne savaient pas ou n’osaient pas s’exprimer.
Quelques annonces, les premiers « clients », tous satisfaits, le bouche à oreille, et le succès fut presque immédiat.
En toutes situations, celui qui devint « Le Râleur » défendait brillamment les petites et les grandes causes. Il exprimait si bien l’insatisfaction de ses concitoyens par lettres, au téléphone, à la radio, à la télévision : il râlait, rouspétait, revendiquait, réclamait et obtenait chaque fois satisfaction…pour les autres. Il devint un interlocuteur redouté de qui on guettait les interventions. Des partis politiques cherchèrent à l’enrôler. Il refusa. Mais il acceptait de défendre toutes les causes qui lui semblaient justes. L’éventualité d’une intervention du « Râleur » changeait le cours des évènements.
Malgré sa réputation, sa vie ne changea pas.
Quand il ne s’agissait pas de défendre les autres, il redevenait timide et renfermé, sauf avec son ami le peintre.
A sa mort, notre héros fit enfin une exception. Il râla pour lui. Non qu’il souffrît, mais en cette circonstance particulière il pensa qu’il pouvait enfin se laisser aller, et il râla d’aise, en quelque sorte.
La profession qu’il avait créée disparut avec lui. Tout le monde ne l’avait connu que sous ce nom : »Le râleur ». Comme il existe des écrivains publics, il était devenu râleur public.
Pourtant rien ne l’y prédestinait. Enfant, il avait été effacé, timide, renfermé au point que peu de gens connaissaient le son de sa voix. L’école lui fut un calvaire.
« Ne participe pas », « Ne s’implique pas », « Doit prendre de l’assurance », ces formules portées sur ses bulletins scolaires le crucifiaient chaque fois davantage et affirmaient chaque fois davantage la bonne conscience professionnelle des institueurs, puis des pro-fesseurs qui pensaient accomplir leur travail de la meilleure façon : c’était à l’enfant de réagir, de s’adapter.
Lui ne disait mot. Ses parents s’étaient adaptés à son silence qu’il savait, avec eux, rendre si expressif.
A l’école, dans la rue, les autres devinrent agressifs avec lui. C’était si facile avec quelqu’un qui ne répondait jamais, et si tentant avec quelqu’un qui ne ressemblait à personne. Il subissait, apparemment indifférent.
Un jour cependant, sa vie bascula.
Comme il vivait seul, il lisait beaucoup, se cultivait, visitait des musées, des expositions. Ce jour-là, il était entré un peu au hasard dans une galerie, attiré par un tableau exposé en vitrine. Un peintre inconnu mais fascinant, capable en deux dimensions et quelques touches de peinture d’ouvrir des mondes. Le temps n’existait plus face à ces tableaux. Notre héros s’y plongea, s’y perdit et s’y trouva, enfin révélé à lui-même : un monde, un univers sans paroles, comme le sien.
Peu à peu cependant, sa concentration s’estompait, son émotion s’émoussait, comme dérangée, parasitée.
Des voix, oui, c’était cela, des éclats de voix lui parvenaient de l’autre bout de la galerie. Il s’en rapprocha et comprit rapidement ce qui se passait. Un visiteur s’en prenait au directeur de la galerie, et au peintre.
« Comment est-il possible d’exposer des croûtes pareilles ? Aussi insipides ! Du barbouillage pour les enfants, aucune technique, du barbouillage, voilà ce que vous montrez au public. Une insulte au bon goût et à la culture ! Quant à vous, apprenez votre métier.
La voix, la stature et l’assurance du visiteur étaient telles que le directeur de la galerie avait du mal à répliquer. L’artiste, lui, n’essayait même pas, résigné, baissant la tête.
Qu’on puisse s’en prendre à une peinture qui exprimait aussi intimement son monde secret, tu jusque-là…notre héros fut immédiatement révolté. Qu’on ose critiquer un artiste qui, par ses œuvres, le délivrait de sa solitude !
Et il dit tout cela, il parla, il parla avec force, avec conviction, de la peinture, de lui, du peintre, avec ampleur car rapidement sa voix s’affirmait et ses mots, si longtemps retenus, reflétaient une vérité indiscutable. Il demanda comment on pouvait à ce point méconnaître les enfants qu’on leur associât la notion de barbouillage. C’étaient les spécialistes et la technique qui tuaient l’enfance, qui détruisaient la vie. Ce qu’il n’avait jamais osé dire pour lui-même, il l’exprimait pour défendre ce peintre méconnu.
Le visiteur battit en retraite. Le directeur de la galerie remercia un peu froidement l’inconnu d’avoir su se montrer si efficace là où lui-même n’était arrivé qu’à bredouiller. Quant au peintre, il restait muet mais ses yeux traduisaient toute sa gratitude, non parce qu’il venait d’être tiré d’une situation désagréable, mais parce que quelqu’un comprenait enfin ses toiles aussi bien sinon mieux que lui.
Paroles inutiles : les deux regards s’entendaient. Ils devinrent amis, se racontèrent leurs vies. Le peintre proposa : »Puisque tu ne peux parler pour toi, fais-le pour les autres. Défends-les comme tu l’as si bien réussi pour moi. »
Notre héros accepta. Il pourrait ainsi défendre ceux qui ne savaient pas ou n’osaient pas s’exprimer.
Quelques annonces, les premiers « clients », tous satisfaits, le bouche à oreille, et le succès fut presque immédiat.
En toutes situations, celui qui devint « Le Râleur » défendait brillamment les petites et les grandes causes. Il exprimait si bien l’insatisfaction de ses concitoyens par lettres, au téléphone, à la radio, à la télévision : il râlait, rouspétait, revendiquait, réclamait et obtenait chaque fois satisfaction…pour les autres. Il devint un interlocuteur redouté de qui on guettait les interventions. Des partis politiques cherchèrent à l’enrôler. Il refusa. Mais il acceptait de défendre toutes les causes qui lui semblaient justes. L’éventualité d’une intervention du « Râleur » changeait le cours des évènements.
Malgré sa réputation, sa vie ne changea pas.
Quand il ne s’agissait pas de défendre les autres, il redevenait timide et renfermé, sauf avec son ami le peintre.
A sa mort, notre héros fit enfin une exception. Il râla pour lui. Non qu’il souffrît, mais en cette circonstance particulière il pensa qu’il pouvait enfin se laisser aller, et il râla d’aise, en quelque sorte.
Paul- Membre Actif de l'Opale
- Messages : 532
Date d'inscription : 27/04/2008
Re: Le râleur
Est-ce à dire que la "libération" n'est à espérer que dans la mort?? Je n'en crois rien, car pour râler, il faut du feu, de l'énergie dont il ne nous reste qu'une trace à la mort, un souffle imperceptible.
Nicole- Membre Vénérable de l'Opale
- Messages : 3581
Date d'inscription : 06/04/2008
Libération
Mon texte n'est pas aussi pessimiste,Nicole. Je lis d'ailleurs Libération chaque jour, et n'en suis pas encore mort (quoiqu'en assez mauvais état).
Paul- Membre Actif de l'Opale
- Messages : 532
Date d'inscription : 27/04/2008
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